Le livre de Kells
Chalandon Sorj
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Grasset, 2025
« Kells, c'est moi. Gamin enfui de Lyon à dix-sept ans pour ne pas être dévoré par son Minotaure de père, raciste et antisémite. Enfant fragile devenu chien des rues, luttant pour sa survie pendant un an, seul à Paris, sans toit, sans refuge, sans rien d'autre pour dormir que les bancs, les caves d'immeuble, les paillassons de derniers étages.
Un paumé qui se faisait appeler Kells, en référence à un évangéliste irlandais du IXe siècle, une merveille celtique.
Et puis un jour, quittant la rue grâce à des femmes et des hommes qui m'ont tendu la main, sorti de la misère, accueilli, logé, nourri, instruit, aimé, armé, je me suis réconcilié avec l'humanité. »
Une fois de plus Sorj Chalandon nous a conquis tout autant avec sa plume qu'avec son sujet. Si ici, il se livre très directement, on prend conscience à quel point il y avait des indices d'une part de lui dans ses premiers romans.
Dans Profession du père on découvrait l'éducation nuisible d'un homme violent et mythomane. On mesure ici les conséquences des années de brimade et de dévalorisation permanente.
Le père ici, c'est « l'Autre ». Rien n'est plus important pour l'auteur que de le fuir.
Cette fuite, il nous l'a fait vivre magistralement. Ses descriptions de la vie dans la rue sont terribles, car vécues.
La violence est partout et rien n'est jamais simple. Il faut être sur ses gardes pour ne pas se faire voler son misérable bien.
Mais la violence est aussi dans la solitude, le froid, la faim. Voler, même pour manger, n'est pas si évident que ça et la mendicité est un cap plus difficile à passer qu'on ne le croit. Malgré tout il est inconcevable pour le jeune Sorj de retourner chez « l'Autre ».
Sa rencontre avec un groupe de militants maoïstes en 1971, est l'histoire d'un sauvetage, le sien, en tant que personne physique mais c'est également l'histoire de l'éveil d'une conscience politique.
En déroulant son parcours personnel, Sorj Chalandon nous offre celui du groupe de la Gauche Prolétarienne en France dans les années 1970.
On retrouve ou découvre l'époque d'une génération qui rêve du grand soir, qui réclame la justice sociale, qui tend la main au plus défavorisé… mais aussi une période de grande violence. Les affrontements avec l'extrême droite sont sanglants. Viennent ensuite les luttes intestines et les différents événements qui mèneront à la fin des « Mao. »
Tout ce déroulé est clair car la plume de l'auteur est sans faux-semblants. Il livre ses interrogations de l'époque avec franchise, sans peur semble-t-il de la réprobation possible du lecteur d'aujourd'hui.
La fin est bouleversante car au-delà de l'aspect politique, ce sera pour certains la fin d'une aventure humaine et le retour à une solitude et à une tristesse incommensurable.
Le livre de Kells est un livre passionnant qui navigue habilement entre l'intime et la société plus largement.
Sorj Chalandon nous donne des clés pour comprendre son parcours d'enfant maltraité, à journaliste à Libération, mais aussi celui de la Gauche Prolétarienne hésitant à suivre les traces des militants italiens ou allemands.