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Le balcon

Michèle, Nathalie, JR

Édition Les Confinés

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Jamais je n’avais passé autant de temps sur le balcon, à fumer cigarette sur cigarette. Et à observer le peu qui puisse l’être. Chaque rare passant me faisait imaginer une histoire. Que fait-il, où va-t-il ?

 

L’un d’eux avait attiré particulièrement mon attention. Un type assez âgé, la bonne soixantaine je pense, modestement vêtu, et qui s’adonnait à un rite très spécial. Chaque jour, pratiquement à la même heure, il fouillait la poubelle. Bon, il n’était pas seul à le faire. Mais lui, il en sortait toujours la même chose : une grille de loto par définition perdante, périmée. Mieux que çà, si par accident la poubelle en contenait plusieurs, il en choisissait une qu’il rangeait précautionneusement dans la poche de sa veste.

 

Quand on n’a pas grand-chose à faire, on « tire des plans sur la comète ». Que pouvait-il y trouver ? Un petit carton, matière première à la confection d’objets, ou des messages codés peut-être ?

 

Bien d’autres individus m’intriguaient, la femme aux trois petits chiens, le vieux joggeur au bronzage tout aussi parfait que la foulée, la jeune femme aux vêtements courts et moulants , à la démarche ondoyante, promenant en laisse un énorme bouledogue.

 

Tous les soirs , se réunissait devant ma fenêtre un groupe de jeunes gens. Ils échangeaient des propos virulents avec de grands gestes violents . J’avais l’impression qu’une bagarre pouvait éclater à tout instant mais finalement, ils se calmaient puis repartaient , deux par deux , toujours vociférant. Leurs bras faisaient de grands mouvements saccadés. J’avais beau prêter l’oreille, de toutes mes forces, il m’était impossible de distinguer leur propos. J’avais l’impression d’assister à une séance de cinéma muet.

 

Eux aussi stimulaient mon imagination. La plupart d’entre eux étaient noirs. Avaient-ils vécu l’enfer avant d’arriver en France , traversé la vallée de la Roya à pieds dans la nuit glaciale ? Et pourquoi se disputaient-ils ?

 

 

Certaines de mes interrogations étaient plus légères.

Comme cet homme qui tous les jours en rentrant de son travail passait une bonne demie heure sur le parking, au téléphone, en enchaînant cigarette sur cigarette. Qu'il vente, qu'il pleuve ou que la météorologie soit clémente il était présent à 19h30 tapante. Il faisait des allers retours et tournait en rond telle une girouette avant de se diriger vers l'entrée de son immeuble, son smartphone toujours vissé à l'oreille. J'avais d'abord imaginé qu'il appelait sa maîtresse mais cette hypothèse tenait peu la route. Si il était marié, car après tout je l'avais toujours vu seul, c'était peu judicieux qu'il passe ce genre d'appel sous ses fenêtres. De plus ses conversations n'avaient pas l'air ni tendre, ni romantiques, ni même grivoises.

Ou alors il n'avait pas le droit de fumer chez lui.....même pas sur le balcon !

Avec son éternel badge autour du cou, peut-être était-il le patron qui prend les dernières nouvelles et donne les ultimes consignes ou l'employé chargé de faire son compte rendu de la journée ? Je n'arrivais pas à déterminer son rôle dans l'entreprise qui semblait le poursuivre jusqu'ici.

Peut-être que sa compagne, si elle existait, ou pourquoi pas son compagnon, ne supportait plus l'intrusion de la vie professionnelle dans leur vie privée. Monsieur était donc obligé de liquider son travail avant de passer le seuil de l'appartement.

 

Dans mes observations il y avait « des personnages récurrents » qui chaque jour répétaient les mêmes gestes.

D'autres étaient moins réguliers, comme cette dame très âgée qui de temps en temps sortait de l'immeuble d'en face, à la nuit tombée. Elle faisaient quelques pas hésitants, semblait déboussolée, en pantoufles, elle n'avait pas de sac, peut-être juste l'envie de prendre l'air ailleurs qu'à sa fenêtre Je la suivais du regard et ne quittais mon poste que lorsqu'elle rentrait chez elle. Je craignais qu'elle pousse sa promenade et ne s'égare dans la ville.

 

Je me suis pris d’affection pour eux, pour ses hommes et ses femmes, qui sont devenus pour un temps mes compagnons, qui m’ont permis de m’échapper. Quand confiné dans mon appartement, après ma courte promenade quotidienne, je finissais par me lasser de mes quatre murs et même de mes personnages de papier, et me tournais vers la vraie vie, du haut de mon balcon.

 

Et puis, quand la vie a enfin repris son cours, je les ai délaissés et presque oubliés.

 

Jusqu’à ce que, dernièrement, l’arrestation d’une bande de trafiquants qui communiquaient par messages codés a fait la une de la presse régionale. Pas par internet, ce média étant trop surveillé depuis les attentats islamistes. Les messages codés déposés dans des lieux convenus indiquaient les lieux de déchargement de la marchandise sur la côte, de nuit. J’avais vu juste, c’étaient bien des messages codés que récupérait le type de la poubelle.

 

Et voilà qu’hier, il était là, sur FR3. Pas comme trafiquant, mais comme artiste régional, spécialiste de l’art brut. Il présentait sa dernière œuvre réalisée avec des tickets de loto. Bon, j’avais raison quand même : cela avait été ma seconde hypothèse.

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