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La catastrophe

Michèle, Nathalie, JR

Édition Les Confinés

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J'en étais là de mes réflexions quand la catastrophe s'était produite. Vraiment je ne comprenais pas comment cela avait pu se produire. J'avais atteint la cinquantaine tranquillement sans jamais imaginer vivre ça un jour.

 

On disait de moi que je portais mon âge à merveille, les cheveux légèrement grisonnants me donnaient un charme et une prestance que je n'avais pas, plus jeune. J'apportais un soin particulier à mon apparence, toujours bien mis tout en évitant d'avoir l'air d'un « vieux beau ».

 

Chaque samedi matin, je suivais invariablement un emploi de temps qui loin d'être extraordinaire, me permettait d'entrer gentiment dans l'ambiance du week-end. Après un solide petit déjeuner qui s'étalait dans le temps, à la différence des jours de la semaine où pressé j'avalais une tasse de café debout dans la cuisine, je faisais mon marché goûtant le brouhaha et les senteurs de ce lieu animé.

 

Je pensais au déroulement paisible de ma vie bouleversé par cet événement que je pressentais terrible pour mon équilibre, je dus m'asseoir à la terrasse d'un café pour reprendre mes esprits.

 

Un dernier en café en terrasse avant longtemps. Le dernier de ma vie peut-être ! Beaucoup de types de mon âge que j’avais croisés dans le marché allaient la tête basse, manifestement très préoccupés. J’ai compris pourquoi en lisant la première page du journal affichée à la vitrine du kiosque : le virus affectait en priorité les hommes de plus de 50 ans, bruns et de plus d’1 m75, et de groupe sanguin A+. C’était mon cas.

 

Depuis que les épidémies annuelles s’étaient multipliées, les gouvernements s’étaient montrés impitoyables avec les « sujets à risque ». Il était par ailleurs quasi impossible de passer au travers des mailles du filet, la population elle même étant devenue particulièrement méfiante et prompte à dénoncer tout suspect aux autorités.

 

Vous étiez un contaminant potentiel ? Confinement ! Pas chez vous : dans un centre spécial où vous disparaissiez durablement. L’année précédente c’était les femmes blondes de moins d’1m65 qui avaient fait les frais de la pandémie. Depuis, je n’avais plus jamais revu ma voisine.

 

Déjà les tables voisines de la mienne se vidaient et on me regardait de travers. Il était grand temps de partir et de trouver une solution pour tenter d’échapper aux rafles qui ne tarderaient pas à intervenir. Que faire ensuite ? Me teindre les cheveux, me déguiser, en femme… ? Et bien sûr quitter mon domicile avant d’être dénoncé par les voisins. Aux grands mots les grands remèdes. Les vêtements de feu ma femme étaient toujours dans l’armoire et aussi sa perruque. La ville ne manquait pas d’hôtels, mais comment survivre sans pièce d’identité et surtout après avoir déserté mon travail ?

 

Je décidai de rentrer chez moi, en petites foulées. Personne ne pouvait imaginer que j’avais cinquante ans et surtout pas les jeune gens, déjà bedonnants qui vérifiaient l’’identité, l’âge et la taille des passants . Je réussis à franchir tous les obstacles . Je crus même apercevoir de l’admiration et de l’envie dans les yeux de ceux que je dépassais.

 

Ce fut avec soulagement cependant que je franchis le seuil de mon pavillon. Dans ce cadre familier, je respirai enfin et laissai tomber le masque du fringant presque quinquagénaire.

 

Le monde était devenu fou, tout s’était déréglé , l’humanité courait à sa perte. Ni les écolos, ni même les collapsologues n’avaient prévu ce qui arrivait. La première vague d’épidémie avait frappé sans distinction la population, avec une préférence cependant pour les plus âgées. Je ne m’étais pas vraiment senti concerné. Puis il y avait eu une accalmie. La vie avait repris son cours. Rien n’était comme avant, il fallait sortir masqué, ne pas s’attabler plus d’une heure dans un café ou dans un restaurant, et se tenir à bonne distance de ses voisins. Ce n’était plus vraiment ça, mais c’était quand même une vie. Les étales des marchés avaient réapparu , les clients attendaient patiemment leur tour , à un mètre de distance. Ils avaient pris l’habitude de parler avec leurs masques et ils s’interpellaient bruyamment , heureux d’avoir retrouvé une certaine convivialité.

 

Quelque années plus tard, tout s’était à nouveau déréglé, mais cette fois-ci de façon totalement anarchique . Et cela tombait sur moi !

 

J'avais rapidement repris mes esprits. C'était la panique qui m'avait donné quelques idées saugrenues comme celle de me déguiser en femme. Je n'avais vraiment pas la morphologie pour une telle transformation. Le pari était trop risqué, les milices de quartier ne tarderaient pas à se mettre en branle et sous leur œil soupçonneux je serai vite démasqué.

 

Au fil des épidémies meurtrières des sites pirates proposaient, moyennant une forte somme d'argent, de vous fabriquer des papiers d'identité au gré des critères de contamination. Le temps me manquait pour une telle option, les hauts parleurs annonçaient déjà dans les rues la prise de parole du soir de la présidente, de ce qu'on appelait encore par pure habitude, la République.

 

La succession des virus n'avait pas uniquement changé l'ambiance de la vie sociale, les répercussions sur la vie politique s'étaient faites sentir dés les élections qui avaient suivi le fameux covid-19. À force de brandir la menace de l'extrême droite, les gens lassés de de ne plus pouvoir voter pour leurs idées avaient déserté les urnes refusant l'injonction d'un vote barrière.

L'affaire avait été bien rapidement pliée, toutes les mesures d'urgence et qui auraient dû être temporaires, prises sous les gouvernements précédents avaient été pérennisées. Longtemps naïfs quant à l'utilisation de nos données personnelles sur la toile, nous étions tous fichés et aujourd'hui, c'était pour mon plus grand malheur.

 

Á l'époque, mon épouse, féministe invétérée s'était désespérée que la première femme présidente en France soit la représentante du Rassemblement National. Les mouvements féministes s'étaient largement déchirés, se querellant sur la position à adopter, ils s'étaient délités, transformés petit à petit en groupuscules avant de disparaître.

 

Du fond de leur prison les dirigeants de la gauche appelaient à la résistance, prouvant ici qu'ils étaient capable de s'unir autour d'un même mot d'ordre, mais trop tard, l'apathie étaient générale. Les nombreux morts à chaque épidémie, les disparitions de ceux désignés comme « sujets à risque » avaient eu, au fil du temps, raison de la combativité d'une partie de la population.

 

Les annonces du soir ne me laissaient aucune lueur d'espoir pour mon cas personnel. J'imaginais déjà la scène : dés demain des bus viendraient chercher les hommes de plus de 50 ans, bruns, de plus d'1m75 et de groupe sanguin A+. Je devais fuir sans tarder si je voulais éviter d'être pris dans les mailles d'un filet qui ne me disait rien qui vaille !

 

Je ne voyais plus qu'une solution : charger ma voiture de provisions, prendre les axes secondaires et rejoindre la maison de mes parents en Ardèche. Je ne savais pas dans quel état je la trouverai, j'avais cette bicoque en horreur et je n'y étais pas retourné depuis la mort de mes parents dix ans auparavant. Malgré tout je ne savais pas bien pourquoi, mais je n'avais pas non plus réussi à me résoudre à la vendre, préférant chasser ce lieu de ma mémoire.

 

La route fut longue. Les traversées de communes étaient interminables, entourées qu’elles étaient de nouvelles banlieues faites de bric et de broc, des mobile-homes, des baraques bricolées. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que le gouvernement avait raison, les politiques natalistes de ses prédécesseurs avaient été une folie. Près de 150 000 000 d’habitants ! On vivait les uns sur les autres !C’est pour cette raison qu’on avait été frappés par toutes ces épidémies.

 

Tant que c’étaient les autres qui se retrouvaient en centre de confinement et qu’on ne les revoyait plus, je ne m’en étais pas soucié. C’était normal d’éviter la contagion. Et moins avouable, cela libérait de l’espace. D’année en année je m’étais habitué. Une idée folle me traversa l’esprit : si il n’y avait pas d’épidémie ? Si les disparitions de catégories d’individus n’avaient pas d’autre but que la limitation du poids démographique ? Avec tous les fichiers dont elles disposaient, les autorités étaient à même de dénombrer les effectifs de gens correspondant exactement aux quantités à éliminer. Mais je délire !

 

En arrivant enfin à destination, j’ai tout de suite vu qu’une vieille caravane stationnait sur le terrain devant la maison. Une dame en sortit, robe à fleurs et fichu sur la tête, genre vieille paysanne. Sa physionomie me disait quelque chose. Je le reconnus en approchant : c’était Robert, le fils des fermiers voisins, âgé de quelques années de plus que moi. Et il m’a expliqué : lui aussi, il avait dû fuir, en catastrophe. Ses voisins qui convoitaient ses vergers l’avaient dénoncé. Il pouvait comprendre, ces jeunes avaient besoin de terres pour survivre. Il s’était donc vêtu des habits de sa mère, avait attelé la vieille caravane garée depuis des lustres dans la remise et quitté son domicile en pleine nuit. Puis il me regarda de la tête aux pieds : « tu ne peux pas rester comme ça... »

 

Que veut-il dire ? Que je fasse comme lui, que je me ridiculise en me transformant en vieille sorcière ! Pas question, j’avais toujours pris soin de ma forme et de mon apparence, je n’allais pas changer mes habitudes, du moins pas celles-ci.

«  Calme-toi, tu n’es plus en danger, les premiers voisins sont à plus de dix kilomètres, enlève cet accoutrement ! »

 

Adolescent et jeune adulte, je détestais cette maison de vacances, éloignée de tout, dans laquelle on ne pouvait même pas utiliser son téléphone portable. J’y avais connu l’ennui le plus mortel. J’avais bien fait de ne pas la vendre, je n’avais cependant pas imaginé que je la retrouverai avec un tel plaisir. La poussière me suffoque dès que j’ ouvre la porte. Il va falloir tout nettoyer et sérieusement si je veux m’y installer. Pour me donner du courage, je me précipite dans le buffet du salon, je suis certain qu’il y reste quelques bouteilles d’alcool, mon père en faisant toujours des provisions importantes. Mais j’y pense, il faut que je me ravitaille. Changement de programme ! Je file vers la caravane, hèle Robert, lui dit qu’il n’est pas si mal avec ses vêtements féminins, et lui demande de faire d’énormes courses après lui avoir confié mes derniers billets.

 

Ensuite, je m’organiserai, je me ferai livrer avec le nouveau système, sans aucun contact humain : commande par téléphone, paiement par carte et dépôt devant le seuil des appartements ou des maisons.

 

Je me rendais vite compte à quel point on pouvait être conditionné par nos habitudes. Dans ce trou perdu, pour survivre il était impératif que je repense entièrement mon mode de vie. Il n'y avait même pas de réseau téléphonique... alors internet.... !

Malgré tous les progrès technologiques, cette région était restée celle la moins bien pourvue dans ce domaine. C'était aussi pour cela que les environs étaient très peu peuplés. D'un côté, j'étais déconfit par cette situation mais c'est certainement cette même situation qui allait me sauver. Personne ne viendrait me chercher jusqu'ici et je ne serai pas repérable si mon téléphone était tracé.

 

Entre les provisions que j'avais entassées dans mon coffre avant de partir et les courses que Robert avait faites nous avions de quoi tenir plusieurs semaines, en étant organisés et économes. Lorsque je l'avais vu s'éloigner, vers sa voiture dans cet accoutrement ridicule, j'avais eu une envie irrépressible de rire. Si je n'avais pas eu si peur pour notre avenir, c'est certainement ce que j'aurais fait.

 

Tout le temps de son absence, une sourde angoisse m'avait envahi, me laissant incapable de la moindre activité. Je m'asseyais sur le banc en pierre accolé à la maison et tentais malgré tout de trouver du réconfort dans le paysage sec et rocailleux qui m'entourait.

Si Robert se faisait prendre, les autorités ne mettraient pas longtemps à le faire parler et je serais vite découvert. Un nuage de fumée m'avait alors tiré de ces sombres pensées, je pouvais enfin respirer normalement, Robert revenait dans sa vieille guimbarde et s'était parfaitement acquitté de sa mission.

 

Notre première soirée avait presque été joyeuse, eu égard à la situation. Il faisait encore chaud à 21 heures, notre dîner, composé de charcuterie et de vin, avait un air de pique-nique improvisé. J'écoutais Robert, intarissable sur ses souvenirs d'enfance, lorsque le petit gars de la ville que j'étais, débarquait avec ses parents pour l'été. C'était étrange je n'avais en retour aucun souvenir précis de ce qu'il me racontait, pourtant avec force détails. Je savais bien que nous jouions ensemble, mes parents me l'avaient souvent rappelé lorsque étudiant je rechignais à leur rendre visite, ne serait-ce qu'une semaine pendant mes longs congés d'été.

 

Pour couper court à son long monologue qui commençait à me mettre mal à l'aise, je proposais à Robert de clore la soirée par un petit café. Il m'avait déjà semblé entendre quelques craquements mais j'avais imputé ces bruits au perpétuel mouvement de la nature, un oiseau récoltant des brindilles pour son nid, la course folle d'un hérisson. En me dirigeant vers la maison, j'entendis beaucoup plus nettement des bruits de pas étouffés. Le cœur battant à tout rompre, je suspendis ma trajectoire, tous mes sens étaient en éveil pour évaluer un hypothétique danger. Une ombre se dessina petit à petit sur le mur latéral, elle me semblait terriblement menaçante. À cette vue, Robert se tut immédiatement, je restais pétrifié, nous n'étions pas seuls...…

 

 

Je me précipitai dans la salle de bains, suivi de Robert et fermai le verrou. Je lui fis signe de se taire. On nous aurait suivis ! l’agence de la santé nous aurait-elle déjà pistés. J’avais pourtant pris soin de me débarrasser de mon portable . Depuis plusieurs années, cet instrument était devenu obligatoire et chaque individu était étroitement surveillé. La présidente de la République avait installé des comités de vigilance dans le moindre petit village . C’était la plupart du temps des gros bras, avec un cerveau de la taille d’un petit pois, ravis d’être investis d’un tel pouvoir, n’hésitant pas en abuser.

Je fus obligé de bâillonner Robert avec une serviette de bain, il était incapable de refréner ses gémissements.

 

«  Sortez, nous savons que vous êtes là, n’ayez pas peur, nous ne vous voulons pas de mal »

Et comme nous ne répondions pas, la voix reprit :

«  Nous organisons la résistance contre cette dictature eugéniste et liberticide, venez nous rejoindre ! »

 

Nous leur avons ouvert, nous étions bien obligés. On leur a même offert un café. En nous voyant, moi livide et Robert secoué de tremblements, ils ont vite compris que nous ne serions pas de bonnes recrues. Ils sont rapidement partis, après nous avoir invités à être très prudents, la délation étant devenue un sport national.

 

Robert semblait rassuré. Pour lui, l’orage était passé. Je n’étais quant à moi pas rassuré du tout. Un mouvement de résistance ? Contre un gouvernement démocratiquement élu ? Il n’y avait pas eu de coup d’état, on avait toujours une assemblée nationale et une présidente. Tous les élus remettraient leur mandat en jeu au suffrage universel dans deux ans. L’opposition en prison ? Certes, mais les procès avaient démontré que ses membres s’en étaient mis plein les poches. Les condamnations étaient tout à fait justifiées.

 

Par ailleurs, un recrutement au porte à porte avait de quoi surprendre de la part d’un mouvement par nature clandestin. De deux choses l’une :

 

- Les types qu’on avait vus étaient complètement inconscients et ne tarderaient pas à être arrêtés. Ils ne manqueraient pas de nous dénoncer après quelques heures d’interrogatoire.

 

- Il n’y a jamais eu de mouvement de résistance et la visite que nous avions eue avait un autre objet. Lequel ? Si ils étaient de la police ou d’une milice, ils n’auraient pas eu à inventer cette histoire de résistance. On aurait été arrêtés sur le champ.

 

Enfin, si ils nous avaient trouvés si facilement, n’importe qui pouvait le faire.

 

Nous n’étions pas en sécurité dans cette maison. Il fallait fuir à nouveau. Mais comment ? Même en changeant d’apparence, nous n’aurions pas les papiers d’identité correspondants. Au premier contrôle nous serions pris.

 

 

 

Une fois de plus, je m'emballais dans mes réflexions, mon cerveau fonctionnait tous azimuts et comme à chaque fois dans ces moments là, j'étais incapable ni d'être raisonnable ni d'être très productif. Décidément, si je devais devenir un fugitif j'avais intérêt à me calmer et à contrôler un peu mieux mes émotions.

 

Robert m'avait tiré de mes pensées et pour une fois, c'était à son tour de m'éclairer sur la réalité de la situation. J'avais tendance à oublier qu'il était un enfant du pays.Trop longtemps absent, moi qui ne jurais que par la ville, je n'avais aucune idée de comment l'organisation de nos régions avait évolué ces dernières années.

Certes, l'intrusion de ces individus douteux l'avait fortement impressionné mais si il s'était vite rassuré, c'était tout simplement parce qu'il savait très bien de qui, il s'agissait.

Descendants de ZADistes, eux mêmes descendants des activistes du Larzac, ce qui n'était qu'un petit noyau, il y a encore quelques années, avait vu afflué des contestataires en tout genre. Robert n'y connaissait rien à la politique, seule sa ferme lui importait. Au début, il n'avait pas trop pris garde à cette bande d'individus bigarrés qui avait investi la vallée et instauré une vie en communauté.

 

Leur poids dans la région s'était accru de façon insidieuse. Robert ne voulait pas participer à leur projet de société, trop attaché à sa terre, il entendait en rester le seul maître et la transmettre à ses enfants même si il commençait à douter d'en avoir un jour, tant la possibilité de rencontres amoureuses sérieuses se réduisait à peau de chagrin dans les environs. Un vrai désert sentimental !

Des petits groupes faisaient du porte à porte, essayant de politiser les exploitants locaux, sympathisant de ci de là, demandant conseil pour l'agriculture ou l'élevage de chèvres.

Après avoir fait des adeptes, leur nombre avait grossi et parallèlement leur ton s'était fait plus dur. Les pressions, au début amicales, s'étaient faites de plus en plus fortes, voire presque menaçantes. Robert n'avait eu d'autre choix que de payer l'impôt décrété par cette bande que ses ancêtres auraient surnommé « hippies » ou « teufeurs à chien » selon les époques. Aujourd'hui ils ne ressemblaient plus à une bande de doux rêveurs, des activistes purs et durs avaient pris les rênes de la communauté.

 

Il n'était pas le seul du coin à être soumis à cette imposition illégale, beaucoup de fermiers préféraient payer pour leur tranquillité, certains donnaient une partie de leur récolte, d'autres quelques têtes de bétail. Les pouvoirs publics fermaient les yeux, les plus informés disaient que de laisser s'installer une certaine peur permettrait de mieux faire passer une répression plus large.

 

Pour Robert, il ne faisait aucun doute que leur intrusion de ce soir n'avait pour but que de sonder leurs intentions. De plus, pour gagner en sécurité il pensait que payer un petit quelque chose les inclurait dans la communauté, ce qui en échange leur assurerait une certaine protection.

 

J'étais stupéfait de toutes ces révélations. Aveuglé par ma petite vie bien réglée et mon train train quotidien, je ne voyais pas plus loin que le bout de mon quartier. Les médias avait fait un joli travail de désinformation, chaque citoyen vivait dans sa bulle et l'indifférence aux autres avait gagné un terrain devenu considérable.

 

Robert avait alors achevé son exposé en me proposant un plan qui me montrait qu'il n'était pas si fantasque que ça. Il leur fallait acheter quelques chèvres aux énergumènes de la communauté. D'une part pour leur monter leur bonne volonté et d'autre part, pour se lancer dans la fabrication de fromages qu'ils pourraient échanger contre d'autres denrées.

J'avais la nuit pour réfléchir, je présentais qu'elle ne serait pas très bonne, je la voyais mouvementée et peuplée de rêves, tant j'avais du mal à m'imaginer en gardien de chèvres pourtant..…

 

Plusieurs années avaient passé. Robert et moi étions à la tête d’une petite entreprise. Certes, elle n’était pas florissante mais elle suffisait à nous faire vivre. J’étais devenu, et je ne cessais de m’en étonner, une espèce de gentleman farmer. Nous formions une bonne équipe, lui et moi, nos compétences se complétaient. Nous fabriquions toujours nos fromages et nous nous étions lancés dans le maraîchage biologique avec un certain succès, ce qui comblaient les citadins en week-end.

 

La vie avait quasiment repris son cours normal, un vaccin avait enfin été découvert , le gouvernement avait changé et les rafles avaient peu à peu disparu. Restaient quelques habitudes , plus de mains serrées, plus d’accolades, plus de bises. On joignait les deux mains devant sa poitrine en souriant, à la mode asiatique. On prenait soin de rester à une distance respectable de son interlocuteur et on se masquait au moindre petit rhume.

 

Robert avait délaissé ses vêtements féminins. Il était marié et père de famille. Quant à moi, je pensais parfois avec nostalgie à ma vie de citadin. Mais j’avais décidé de rester en Ardèche . La vie à la campagne avait ses charmes. Je m’épanouissais dans les travaux agricoles et j’entretenais ma forme.

 

Et on ne sait jamais. Le virus n’ avait peut-être pas définitivement disparu. Tapi dans quelque recoin d’une ville, il se cachait, attendant le moment favorable pour dérégler à nouveau la vie des hommes .

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