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Le camion

Michèle, Sylvie, JR

Édition Les Confinés

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Le camion avance lentement, presque silencieux. C’est un véhicule de location. Il s’arrête juste devant chez moi. Il est 3 heures du matin, la rue est déserte. Insomniaque, je fume une cigarette sur le balcon. Deux types descendent du véhicule et entrent dans l’immeuble : un voisin, que je connais bien, accompagné d’un autre que je ne connais pas.

 

Quelques minutes plus tard, je les vois sortir chargés de cartons qu’ils installent dans le camion. Et le chargement continue : encore des cartons, puis des meubles. Je n’ai toujours pas sommeil. J’observe le déménagement jusqu’au départ du véhicule.

 

Mon voisin est parti. Mais pourquoi ce départ précipité, pourquoi à cette heure de la nuit, pourquoi tant de discrétion ? Ce n’est pas vraiment son genre, il est d’ordinaire assez expansif. C’est la seule personne que je fréquente dans l’immeuble. Hier encore nous étions attablés à la terrasse du café au coin de la rue. Il était égal à lui même, plutôt joyeux et convivial.

 

Impossible d’essayer de dormir à présent. Encore une nuit sans sommeil, une de plus . Demain pourtant, je devrais faire face à trente fauves déchaînés qui guetteront ma moindre défaillance . Pourrais-je faire face ?

 

Mes pensées tournent , se retournent et se portent à nouveau sur mon voisin, sur son départ silencieux et précipité. Il va me manquer, il mettait un peu de fantaisie dans ma vie monotone. Il me proposait souvent de prendre un pot lorsque l’on se croisait dans l’escalier.

 

J’avoue que parfois, je guettais ses pas dans l’escalier lorsqu’il les dévalait. Je m’empressais de sortir sous un prétexte quelconque . Et curieusement, cela marchait, il m’invitait. Je tentais de cacher ma satisfaction en mimant une certaine indifférence. Je pense qu’il n’était pas dupe de mes sorties calculées. J’avais besoin de compagnie, il recherchait un auditoire pour parler de lui et faire rire de ses blagues. Nous nous étions trouvés.

 

Le quotidien reprend la main. Bus bondés, élèves rivés à leur portable, collègues maussades. Les courses à faire sur le chemin du retour. Le boulanger m'annonce fièrement qu'il a mis au point un nouveau pain céréales épeautre sans gluten que je me sens obligée d'acheter. Je compte sur le sourire de Nathalie, l'étudiante qui finance ses études de sociologie en travaillant à la caisse du Super U, mais son visage est fermé, elle est très pâle. Dans l'escalier de l'immeuble je croise le jovial et très bavard voisin du 3eme, j'essaie en vain de l'esquiver mais il est intarissable sur la famille de Russes qui vient d’emménager. Je n'ose pas lui raconter l'histoire du camion.


Préparer le repas et les cours en pilotage automatique. Aucun bruit ne vient de l'appartement d’à côté. Le léger fond sonore de musique et de bulletins d'information qui passait à travers la cloison de la cuisine à cette heure-ci me manque. J'allume une cigarette.


Je regarde distraitement mon portable, un message de mon amie, commissaire de police a Montargis, elle est épuisée, en arrêt de travail et rêverait de venir passer quelques jours à Nice. Je lui réponds très vite que c'est quand elle veut. Je souris toute seule.
Mon téléphone sonne. C'est un numéro masqué.

J’ai pour habitude de ne pas répondre aux interlocuteurs que je ne connais pas. Pourtant, cette fois, je décroche.

 

- « Oui, qui est à l’appareil ? »

 

- «  Vous étiez sur votre balcon, l’autre soir, quand votre voisin a déménagé en catimini, à 3 heures du matin... »

 

- Qui êtes vous ? Que voulez vous ?

 

- «  Je ne veux rien, je vous informe, c’est tout. J’habite en face, j’ai tout vu. Moi aussi, je suis insomniaque »

 

- « Vous m’espionnez ? Moi, je ne vous ai jamais vu. »

 

- «  Non, quand je ne trouve pas le sommeil, je regarde la rue, derrière les rideaux. Et je n’allume pas la lumière »

 

- «  Et alors ? Je me répète : que me voulez vous ? »

 

- « Vous étiez plutôt copain, avec lui. Je vous voyais souvent tous les deux au café. Vous en savez peut-être un peu plus sur cette affaire »

 

- «  Bon, cette conversation a assez duré, au revoir monsieur ! »

 

- « Attendez. Il a peut être un élément que vous ignorez dans cette histoire »

 

- « ... »

 

- «  Il y a un précédent. Il y a une quinzaine de jours, en pleine nuit, un camion s’est déjà arrêté devant chez vous. Votre voisin et le type du camion ont sorti une grosse malle. Très lourde, ils peinaient pour la transporter à deux. »

 

- « Et alors ? »

 

- « Alors, c’est depuis ce jour je n’ai plus vu sa femme à l’épicerie »

 

- « Qu’est ce que vous insinuez? »

 

- « Rien, je constate. A votre place… Moi, je suis vieux. Je ne veux pas d’ennuis »

 

 

 

-  Ne croyez-vous pas que le manque de sommeil vous fait fantasmer ? Nos voisins ont simplement déménagé, en plusieurs étapes, comme c’est souvent le cas Vous vous croyez dans une série policière. Pourquoi m’appelez vous si vous ne voulez pas d’ennuis ? Bonsoir Monsieur »

 

Et je raccroche. Je regrette immédiatement mon geste impulsif . Après tout, ce vieux voisin a eu la même intuition que moi. Je m’apprête à le rappeler quand je me souviens que le numéro est masqué. Mais lui aussi m’intrigue, pourquoi est-il si intrusif et si prudent à la fois ? Comment a-t-il mon numéro de téléphone ?

 

C’est peut-être lui qui a quelque chose à se reprocher .

A moins qu’il ait raison. Mon copain a réellement tué sa femme. La pauvre n’était pas vraiment attirante, terne, grisâtre, sans âge, sans doute dépressive. Il s’en est débarrassé mais non, je déraille . C’est tout simplement un vieux qui s’ennuie et qui n’a rien d’autre à faire que d’espionner ses voisins, moi y compris.

 

En tout cas, pas besoin de me torturer les méninges pour mes cours de demain . Je demanderai tout simplement à mes étudiants « votre voisin déménage brusquement, cela vous semble étrange, imaginez la suite  .

 

Une autre nuit blanche... Je cède à l'envie d'aller sur le balcon fumer une cigarette et je suis presque déçue que la rue soit déserte ...Tout ça devient absurde ! Je referme la fenêtre, je retourne me coucher en parcourant sur mon portable les titres de Nice Matin. Une nouvelle enquête est ouverte sur un réseau mafieux russe en lien avec un obscur mouvement indépendantiste corse "Isola nostra". Le monde est fou .
Je sombre. Le réveil est brutal, confus. Un café, une cigarette. Un message sur mon portable, Annie arrive demain midi. Vais-je lui raconter cette folle histoire de camion et de malle ? Je l'imagine déjà me riant au nez, ce même rire qu'elle avait quand je lui parlais de mon projet de devenir prof quand nous étions à la fac à Lille. Ou bien va-t-elle , comme dans les séries télé françaises élucider l'affaire en un claquement de doigt et en une heure chrono, grâce à son flair infaillible ...


Tout à coup tout se fige. Un souvenir, une fulgurance : des clés . Mon voisin, non, c'était sa femme ... Je la revois, hésitante, timide, engoncée dans sa robe grise sur le palier ... Sa femme m'avait confié leurs clés. C'était il y a longtemps, ils partaient en vacances et il y avait eu un dégât des eaux dans l'immeuble .
Je me précipite sur le panier à clés de l'entrée . Je le renverse sur la table, toutes ces vieilles clés, les voila éparpillées sur la table, je fouille fiévreusement, un porte-clé attire mon attention.
Il est décoré d'une tête de Maure.


Bien sûr, l’appartement est vide. Rien, si ce n’est qu’il n’a pas été nettoyé à fond. Normal, vu le départ précipité . J’avoue que je suis un peu déçue. J’aurais aimé trouver un indice. N’y pensons plus, j’ai mes copies à corriger. Je suis impatiente de découvrir les scénari imaginés par les élèves.

 

Voyons voir :

 

- « IL fait partie d’une organisation criminelle ; il est découvert et doit fuir la police » Bon, il s’est creusé les méninges ; il a écrit ça avant la parution de l’article sur les réseaux mafieux. Mais ça ne colle pas pour ce qui me préoccupe : j’imagine qu’on aurait déjà vu débarquer la police, que tous les habitants de l’immeuble auraient été interrogés… Oh là là ! l’orthographe ! Et la syntaxe !

 

– « Il a des dettes de jeu et fuit les créanciers qui menacent de lui faire la peau » Pas mal, je n’y avais pas pensé.

 

- « Il quitte sa femme pendant qu’elle est en voyage et emmène tous les meubles » Pourquoi pas…

 

- « Sa femme l’a quitté. Il déménage pour un appartement plus petit » Peut être, mais pourquoi cette fuite en pleine nuit ? Bon, c’est vrai, le sujet ne stipulait pas que cela s’était passé la nuit.

 

- « Il a tué sa femme » les grands esprits se rencontrent !

 

Ce sont les mêmes thèmes qui reviennent ensuite : il fuit parce qu’il est menacé, il fuit la police… J’aurais dû préciser que cela se passait la nuit et que sa femme avait préalablement disparu de la circulation. Non, j’aurais alors privilégié l’hypothèse du meurtre conjugal.

 

Voilà qui ne m’était jamais arrivé : je me suis endormie sur les copies. Et j’ai fait un drôle rêve. J’étais avec Dupont de Ligonnès, le type qui a disparu après avoir massacré sa famille. J’étais au lit avec lui, et il me demandait de ne rien dire au voisin. Le téléphone sonnait. Une voix me disait : « fuyez, tout est découvert ».

 

Je me réveille, sonnée ! Mon voisin me poursuit jusque dans mes rêves ! C’est infernal ! Et que vient faire Dupont de Ligonnès dans l’histoire ; mais oui ! le point commun ,c’est la disparition . La presse nous a en abreuvé des semaines entières avant de se mettre autre chose sous la dent . Est-ce une explication suffisante ? ce rêve ne dit-il pas autre chose sur ma relation avec lui ? Pas sûr ! Je préfère ne pas creuser.

 

Finalement, la solitude, bien que choisie, ne me réussit pas .

 

Heureusement Nathalie va bientôt arriver et je vais pouvoir passer à autre chose , du moins je l’espère .

Pour l’heure, il ne s’agit plus de rêvasser, il faut rendre l’appartement accueillant , dépoussiérer, passer l’aspirateur. Faire les courses également. Les tâches matérielles ont du bon parfois .

 

Nathalie sonne, je me précipite pour l’accueillir , elle est moins pâle que lorsque je l’avais croisée au supermarché, je suis rassurée. Nous nous mettons immédiatement à papoter, de tout et de rien, à corps perdu . Elle va mieux, ce n’était pas une méchante grippe comme elle le craignait, mais un simple rhume. Elle trouve un peu de temps pour travailler son mémoire, pas assez cependant.

 

Je m’ étais pourtant promis de ne pas en parler mais c’est plus fort que moi.

« Tu sais, je suis inquiète, mon voisin s’est volatilisé, en pleine nuit, avec tous ses meubles brusquement, sans prévenir personne.

- Ah bon

- j’étais si bouleversée que je suis allée chez lui pour vérifier si tout était en ordre . Je n’ai rien trouvé ;

- C’est curieux en effet, mais c’est son affaire . Je ne comprends pas pourquoi cela te préoccupe autant.

 

 

Sa réponse me laisse interloquée, je sais qu'elle bavardait souvent à sa caisse avec la femme de mon voisin, elle l'appelait même par son prénom, Pénélope. Pourquoi une telle indifférence, est elle feinte ?

Il est l'heure d'aller à l'aéroport accueillir Annie. Son avion est à l'heure, embrassades, effusions et les habituels " Mon dieu, ça fait combien de temps ?"


Elle a les traits tirés mais un large sourire. " S'il te plaît, allons à la plage avant d'aller chez vous !" Nous voici assises sur les galets à échanger des souvenirs, les copains de Lille, ma vie à Nice. J'évoque son travail au commissariat de Montargis. Elle parle les yeux fermés, happée par le soleil et le bruit des vagues, son visage se détend . " Oh le boulot ! Non, pas aujourd'hui, pas maintenant!" Je m'aperçois que je n'attendais qu'une chose : lui parler de cette histoire de disparition.


Il me faudra patienter jusqu'au lendemain soir, l'heure de l'apéro sur la terrasse et sa remarque anodine sur le silence des voisins pour lui raconter d'un air détaché l'épisode du camion. Quand je vois son regard s'aiguiser brusquement, je suis soulagée, cette histoire n'est donc pas si banale. J'évoque le porte- clés à tête de Maure et l'enquête sur Isola Nostra ... elle en a entendu parler ! Quand je mentionne les Russes de l'immeuble, elle fronce les sourcils. C'est tout juste si je ne lui raconte pas mon rêve avec Dupont de Ligonnès et les scénarios imaginés par les élèves.


Elle réfléchit un moment, allume une cigarette, je croyais qu'elle avait arrêté. Et me dit, un sourire en coin : " Écoute, voilà ce que nous allons faire … On va oublier tout ça et se faire un bon petit restaurant. Avant ça, tu vas me montrer comment tu as arrangé ton appartement»

 

 

 

 

En remontant le boulevard, elle s’arrête brusquement :  ça alors ! Mais c’est lui, c’est mon nouveau voisin ! »

Moi aussi je suis stupéfaite, j’ai peine à la croire : il est revenu, il est là, devant nous, chargé d’un baquet et de balais. Toujours jovial, il s’exclame : « Quelle coïncidence, le monde est petit ! Alors comme ça vous vous connaissez ! Je dépose tout mon fourbis et je vous retrouve au café, au coin, comme d’hab. »

Attablées en terrasse en l’attendant j’explique à Annie que le problème que j’évoquais était résolu. Le voisin disparu, c’était lui. Alors elle me raconte. Dans l’appartement voisin elle a d’abord vu arriver une femme tristounette – sa femme. Elle venait visiter. Puis ils ont été là tous les deux, avec meubles et bagages. « C’est un sacré lascar, ton ex voisin, il connaît déjà tout le monde dans le quartier… mais le voilà »

 

Égal à lui même, il a offert une tournée générale à tous ceux qui étaient là « c’est moi qui rince ! » puis il est venu s’attabler avec nous et nous a raconté son histoire. Son employeur lui avait proposé un nouveau poste. Bien sûr, il aurait préféré ne pas devoir déménager, surtout à Montargis, mais l’augmentation offerte avait eu raison de ses réticences.

 

Je n’ai pas pu résister à l’envie de lui demander pourquoi un départ précipité et en pleine nuit.

 

« Mon frère bosse dans une boîte de locations de véhicule. Il fallait attendre que le personnel qui fait le ménage soit parti pour emprunter un camion. C’était chiant mais gratuit… Bon, je dois aller faire faire le ménage avant l’arrivée de l’agence pour l’état des lieux.

 

Annie est ravie, elle aime faire des nouvelles connaissances et avoir beaucoup d’amis autour d’elle. . Elle me confirme que Montargis, ce n’est pas la joie, on en a vite fait le tour, mieux vaut être bien entourée et ce nouvel arrivant lui semble bien sympathique et pas mal du tout de sa personne.

 

Moi, je cache tant bien que mal ma déception. Adieu, la Mafia russe, Isola Nostra, les nuits à cogiter, les énigmes à résoudre . Retour à la triste banalité, aux courses quotidiennes, aux copies, aux élèves accrochés à leur portable .

 

«  Mais qu’est-ce qui se passe Sylvie, avoue que tu es déçue ! Tu espérais te lancer dans une longue enquête policière ! Crois en mon expérience, ça n’a rien d’intéressant, c’est souvent démoralisant et parfois plus que sordide. Allez, fais pas la gueule, ce soir, pour te consoler, on regardera Le Bureau des légendes »

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