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Le secret

Michèle, JR, Nathalie

Édition Les Confinés

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C'est toute à ses pensées que Mathilde prit le chemin du pavillon de ses parents, d'une triste banlieue lyonnaise. Elle sortait d'une visite à son père dans un Ehpad lugubre. Ce n'était pas objectif, les lieux n'étaient pas si tristes que cela, c'était l'ambiance de ses visites qui la déprimait dangereusement. Soit son père ne la reconnaissait pas, soit il la confondait avec une autre. Depuis un an, il était atteint d’Alzheimer et semblait vivre dans un monde qui lui était inaccessible. Elle avait souvent lu que les patients qui souffraient de cette pathologie étaient projetés dans le passé. Mathilde ne savait pas trop ce qu'il en était pour son père car elle connaissait peu l'enfance et la vie de jeune adulte de cet homme à la fois autoritaire et secret.

 

Mathilde portait seule le poids de la dégradation de son père. Sa mère était morte juste à temps pour ne pas voir son mari sombrer. Morte, comme elle avait vécu, dans la discrétion, en silence, sans gêner personne. Le patriarche avait bien deux sœurs et un frère mais Mathilde ne les avait pas vus, depuis au moins cinquante ans. À leur dernière visite elle devait avoir dix ans. C'était pour une fête de noël. La journée avait bien commencé mais s'était terminée dans les cris et les larmes. Mathilde était trop jeune pour comprendre ce qui avait bien pu se passer. Tout le monde était parti avant la fin du repas, sa mère semblait accablée, son père était rouge de colère. Elle n'avait pas osé demander des explications, elle savait bien qu'elle ne les aurait pas eues. On n'avait plus revu les membres de cette famille qui avaient même été gommés de toutes les conversations.

Á partir de ce jour, seule la famille de sa mère avait trouvé grâce aux yeux du patriarche. Le cercle familial s'était tristement rétréci et son père semblait porter aux nues les enfants des frères de sa femme. Surtout le petit Martin dont il disait toujours : « Il est finaud celui-là ! »

 

Financièrement, pour elle, la situation était devenue inextricable, les frais engendrés par les soins paternels dépassaient sa pension de petit artisan. Mathilde ne pouvait et ne voulait plus compléter avec ses deniers. Elle avait fini par se résoudre à vendre le pavillon. Ce n'était pas par sentimentalisme qu'elle l'avait gardé mais à chaque fois qu'elle pensait au tri et ménage qu'il faudrait effectuer avant qu'il soit présentable, les forces lui manquaient.

 

En entrant dans la maison, une odeur d'humidité et de renfermé l'avait prise à la gorge. Faire le tour des pièces ne l'avait pas rassurée sur l'ampleur de la tache......bien au contraire ! Elle n'avait encore rien accompli qu'une immense fatigue l'avait envahie. Assise sur le bord du lit de ses parents, elle avait, dans un geste machinal, ouvert le tiroir de la table de nuit de son père. Ce n'était certainement pas pour rien qu'elle avait choisi de s'asseoir ici. Lorsqu'elle était enfant, cette pièce lui était strictement interdite.

Au fond du tiroir, une vielle boîte en fer qui semblait être là depuis des lustres et qu'elle n'avait jamais vue, attira son attention. Le cœur battant comme une petite fille qui s'apprêterait à faire une bêtise, Mathilde prit la boîte sur ses genoux...…

 

Rien de précieux dans cette boîte : surtout des vieux journaux et quelques photos. Les photos ne lui disaient rien, sauf une. Aux côté de son père, encore jeune alors, posait un monsieur dont la tête lui disait quelque chose. Elle l’avait vu à la maison quand elle y habitait encore avec ses parents, ce devait être dans les années 70.

 

Les journaux concernaient tous le début des années 60. Le premier datait du 5 septembre 1960. À la une, le procès du « réseau Jeanson ». Le procès devait avoir eu une grande importance à l’époque. Elle se mit à lire attentivement l’article, puis tout ceux qui suivaient. Étaient jugés des militants anti-colonialistes qui avaient aidé le F.L.N pendant la guerre d’Algérie. Son père n’avait jamais manifesté de velléités militantes, alors, s’engager dans un mouvement clandestin, prendre d’énormes risques pour lui-même et sa famille ? Cela ne lui semblait pas possible. Alors pourquoi un tel intérêt pour cette affaire ?

 

Le dernier journal était plus récent, daté du 4 mai 1978. Un article relatait l’assassinat à Paris d’Henri Curiel, militant communiste « atypique » et surtout anti-colonialiste de premier plan. Sa photo figurait sur la page : pas de doute, c’était bien lui qui rendait visite à son père au début des années 70.

 

Alors, cette fâcherie entre son père et son oncle ? Une divergence d’opinions à propos de la guerre d’Algérie? Sûrement pas, la brouille n’aurait pas été définitive comme elle le fut, même si, c’est vrai, le neveu de son père avait été tué pendant la bataille d’Alger.

 

Que s’était-il donc passé pendant cette période trouble au point de rendre deux frères ennemis à jamais. Qu’est ce qui s’était révélé lors de cette soirée de Noël où les liens de fraternité s’étaient brisés à jamais ?

Elle avait beau s’intéresser à l’histoire, ses connaissances sur cette période n’étaient pas très précises. Elle savait seulement que l’Algérie avait dû lutter longuement pour obtenir son indépendance, que les morts avaient été nombreux dans les deux camps et les cicatrices douloureuses. Lui revint vaguement en mémoire, l’arrivée de ceux qu’on appelait les pieds noirs dans la cité qui jouxtait la zone pavillonnaire de ses parents. Elle était très jeune à l’époque mais l’image d’une petite brune, à la peau mate refit surface, avec précision. Elles s’étaient liées d’amitié le temps d’une année scolaire. Elle se souvenait même de son prénom Céline.

 

Elle n’avait qu’une hâte, se pencher sur son ordinateur pour faire des recherches. Elle remit les journaux dans la boîte en fer qu’elle embarqua dans son petit sac à dos. Elle remit ménage et inventaire au lendemain et fila vers son hôtel. Elle était persuadée qu’elle allait enfin découvrir ce que son père avait toujours voulu leur cacher et son intuition la trompait rarement.

 

De retour à l’hôtel, elle se jeta sur le clavier et tapa « réseau Jeanson » puis «Henri Curiel».

 

 

En faisant toutes ses recherches Mathilde prit conscience à quel point elle était passée à côté de toute cette période de l'histoire. De même quand elle essayait de raccrocher les événements à son père elle se rendait compte qu'elle le connaissait bien peu. Dans les années 60, on incluait peu les enfants dans la vie sociale. Sa mère s'occupait d'elle et de la bonne marche du foyer, faisant ménage, courses, préparation des repas, son père n'avait qu'à se mettre les pieds sous la table et prendre des nouvelles de la journée écoulée. Cela n'allait guère plus loin que de lui demander si elle avait été sage à l'école.

Adolescente, elle avait tout fait pour échapper à ce foyer qu'elle trouvait morne et sans originalité. En 1968, elle avait 16 ans mais sa petite banlieue pavillonnaire semblait être passée totalement à côté de la révolution étudiante. Son père l'empêchait de sortir, contrôlait scrupuleusement ses fréquentations, son autoritarisme et ses silences n'avaient pas poussé Mathilde à nouer des liens de proximité avec lui. Peut-être qu'à l'âge adulte elle aurait pu le questionner sur sa vie, son passé. Peut-être qu'il se serait livré, mais il lui fallait bien le reconnaître Mathilde pensait qu'il n'y avait rien d'exceptionnel chez cet homme. Elle en avait fait le deuil, son père restait un inconnu.

 

Ses recherches sur internet la laissaient perplexe. N'ayant pas d'imprimante à sa disposition, elle prenait des notes dans un carnet. Elle avait acheté le premier qui lui était tombé sous la main, cela n'avait pas été très difficile dans la rue touristique de Lyon où se trouvait son hôtel. Un carnet un peu kitch avec un dessin aux couleurs pastelles de la célèbre place Bellecour

Elle ne savait trop comment l'utiliser, ne sachant quelles informations notées tant elle ne voyait le rapport avec son père.

 

Deux éléments cependant attirèrent son attention. En 1943, Francis Jeanson, pour échapper au service de travail obligatoire en Allemagne, passait clandestinement la frontière espagnole. Il était finalement très vite arrêté et interné au camp de concentration de Miranda de Ebro. Si elle avait le courage, elle reprendrait contact avec le frère de son père car au court du dernier repas familial, elle était persuadée d'avoir entendu parlé de ce lieu. La sonorité du nom espagnol l'avait interpellée car amusée. En faisant un effort de mémoire, elle se demanda si la querelle entre les deux frères n'avait pas débuté à propos du STO. Son père l'avait fuit et comme Francis Jeanson, avait atterri à Miranda de Ebro. Certes ce n'était pas les seuls réfractaires présents, mais se pourrait-il qu'ils se soient rencontrés là-bas ?

 

L'autre point, griffonné sur son carnet était certainement anodin mais elle ne parvenait à l’ ôter de son esprit. Malgré quelques pistes, notamment les commandos Delta de l'OAS et le groupe Charles-Martel, les assassins d'Henri Curiel n'avaient jamais été retrouvés.

La date de la mort de cet étrange personnage qu'était Curiel coïncidait avec un voyage inattendu entrepris par ses parents.

Eux qui étaient si casaniers étaient partis trois semaines pour un petit périple en Europe. Son père avait prétexté un anniversaire de mariage, un voyage de noces promis qui n'avait jamais vu le jour. À l'époque Mathilde avait trouvé cela surprenant mais ne s'était pas vraiment intéressée à la question. Elle commençait sa vie d'adulte, ne vivait plus chez ses parents et ne venait les voir que dans des moments définis par les convenances. Elle estimait qu'elle avait d'autres chats à fouetter.

Elle se souvenait tout de même qu'à leur retour, ils avaient été peu loquaces sur leur voyage, elle les avait trouvés tendus au point de penser que cette entorse à leur triste quotidien, avait été totalement inutile.

Avec ces nouvelles informations ,elle ne pouvait que se demander si son père avait un rapport avec l'assassinat de Curiel ou si lui même risquait sa vie au point de fuir.

 

Après une bonne nuit de sommeil le plan de sa journée était établi. Mathilde avait été déçue de constater que Francis Jeanson était décédé depuis maintenant trois ans. Quel dommage ! Elle se serait bien vue l'interroger sur son passé prétextant des recherches pour un livre.

Elle allait donc rendre visite à son père. Certes il tenait, ce qu'elle pensait être, des propos incohérents mais avec ses découvertes peut-être qu'elle verrait sous un autre jour ses monologues décousus.

Elle était également bien décidée à fouiller sa petite chambre. Au moment de son installation dans l'Ehpad, son père avait absolument voulu emmener avec lui un vieux cartable de cuir usé jusqu'à la corde. Il y tenait, disant qu'il y avait là toute sa vie administrative : déclarations d’impôts, courriers de la sécurité sociale et autres paperasses inutiles. Mathilde n'avait pas contrarié le vieil homme. À l'époque elle se fichait bien de ça......aujourd'hui elle se demandait si ce cartable ne lui donnerait pas quelques réponses....…

 

A l’EHPAD, c’était l’heure du repas. Alors qu’une femme de service emmenait son père vers la salle à manger, Mathilde prétexta devoir chercher un papier important. Dés que son père fut sorti, elle ouvrit fébrilement le vieux cartable. Il contenait effectivement un tas de papiers aujourd’hui obsolètes, mais aussi des photos, beaucoup de photos.

 

Des fêtes de familles, ses parents, son oncle et ses tantes. Et un petit garçon, pris à différents âges. Ses anniversaires, son premier petit vélo. Puis le même adolescent, posant assis sur une mobylette bleue, comme celles que vénéraient tous les adolescents à cette époque. Le même enfin en uniforme. Toute une série d’images illustraient la vie de son cousin, mort en Algérie.

 

Alors, comme un flash, elle revit la scène de cet horrible jour de noël. Et les propos de son oncle, fou de rage, lui revinrent. Elle le revit hurlant en direction de son père : « c’est toi qui lui a mis ces idées dans la tête, qui l’as endoctriné et embrigadé la dedans. C’est toi qui l’as tué... »

Le passé qu’elle chassait de sa mémoire dès qu’il faisait surface, revenait par bribes, sa tante et son oncle endeuillés par la mort d’un de leurs fils, les repas joyeux avant sa mort pendant la bataille d’Alger.

La querelle entre les deux frères portait donc sur Adrien, le disparu. Ce n’était pas si étonnant pensa-t-elle. Son père aurait aimé avoir un fils et il lui faisait savoir dès que l’occasion se présentait, de façon plus ou moins consciente. Il se montrait toujours plus indulgents avec les mâles de la famille, ses cousins . Elle venait d’échouer pour la troisième fois à l’examen du permis de conduire et avait dû lui annoncer toute penaude , la réaction avait dépassé toutes ses espérances.

- Martin, Ton cousin, lui au moins , l’a réussi du premier coup !

Elle avait difficilement retenu ses larmes devant lui et s’était réfugiée dans sa chambre, maudissant à la fois l’inspecteur du permis de conduire, son père et son cousin.

 

Quant à Adrien, le disparu, elle avait découvert son prénom au dos des photos, elle n’en avait aucun souvenir. C’était l’aîné de la famille et leur différence d’âge était trop importante pour avoir laissé une trace dans sa mémoire. En revanche ses photos étaient bien plus nombreuses que celles des autres membres de la famille, elles étaient même envahissantes. Une bouffée de jalousie la submergea, elle croyait pourtant être immunisée ! Quand elle entendit les pas alourdis de son père , elle remit les photos en place sauf celles d’Adrien adulte qu’elle rangea dans son sac.

 

La conversation qu'elle eut ensuite avec lui fut de courte durée. Mathilde était submergée par de fortes émotions et des sentiments contradictoires. Elle avait terriblement envie de secouer son père pour qu'il s'explique, de lui faire dire pourquoi cet Adrien, dont elle avait si peu de souvenirs, prenait tant de place dans sa vie alors qu'elle, qui avait été bien présente avait toujours été mise à l'écart. D'un autre côté, tourmenter ce vieillard sénile lui paraissait inhumain.

Elle ne put résister et lui mit la photo d'Adrien sous les yeux, lui demandant si il reconnaissait ce jeune homme. Elle crut voir une ombre passer dans le regard du vieil homme, comme un éclair de lucidité. Mais celui-ci fut si fugace qu'elle se demanda si elle ne l'avait pas rêvé ! Son père n'ouvrit pas la bouche, enfermé dans une espèce de mutisme enfantin. Mathilde était exaspérée, mais battit en retraite lorsqu'elle s’aperçut que son père s'était endormi dans son fauteuil. Elle constata amèrement qu'elle n'avait jamais pu compter sur lui et ce apparemment jusqu'au bout !

 

Mathilde prit un café sur une terrasse en retrait de la place Bellecour. Il lui fallait une pause pour mettre de l'ordre dans ses pensées. Cela faisait deux jours qu'elle était à Lyon, elle était venue pour régler des choses très concrètes, comme la mise en vente du pavillon. Dans ce domaine, elle n'avait pas du tout avancé et maintenant, elle avait sur le cœur le poids d'un secret de famille. Il lui fallait vraiment élucider ce mystère rapidement avant qu'il ne vire à l'obsession. Il fallait aussi qu'elle rentre chez elle, le passé la retenait ici mais sa vie était ailleurs.

 

Mathilde n'avait pas vu les membres de la famille de son père depuis au moins cinquante ans mais elle était décidée à les retrouver. Elle ne savait pas trop comment elle se présenterait à eux, ni ce qu'elle leur dirait mais c'était, lui semblait-il, la seule solution.

 

Après avoir réglé sa consommation, elle fila à son hôtel pour effectuer ses recherches. En tapant les noms de son oncle, ses tantes, cousins et cousines, elle découvrit que le frère de son père était mort cinq ans auparavant. La nouvelle ne fut guère une surprise puisqu'il était l'aîné. Elle ne put retrouver qu'un nom, celui de la sœur d'Adrien. Françoise Ledoux avait trois ans de moins que Mathilde, elles avaient joué ensemble ce fameux jour de Noël.

Selon les informations du Net, cette femme était libraire à Lyon, sur les hauteurs de la Croix-Rousse. Bien sûr il y avait un risque que cela ne soit pas la même personne, mais Mathilde n'avait rien trouvé d'autre et il ne lui coûtait rien d'essayer de prendre contact.

 

Après avoir consulté sa montre elle constata qu'en se pressant un peu elle pourrait arriver juste avant la fermeture de la librairie. Cela serait peut-être plus simple pour elle, si il n'y avait pas trop de clients pour aborder cette Françoise ?

Se pressant sur le chemin, Mathilde, tout à ses efforts de marche soutenue dans les ruelles pentues qui montent jusqu'à la Croix-Rousse, s'interdit de penser. Elle arriva dix minutes avant la fermeture, la librairie était déserte, seule une femme était derrière le comptoir. Avant de pousser la porte, elle reprit son souffle et mit de l'ordre dans ses cheveux en se regardant dans le reflet de la vitrine.

Finalement, la prise de contact fut très rapide. Mathilde entra, elle ne fit pas semblant d'être une cliente, ne tourna pas autour du pot, elle se présenta et demanda d'un seul trait à Françoise Ledoux si elle était la fille de Roger, sœur d'un certain Adrien et nièce de Raymond. La mine éberluée de Françoise disparut assez vite tant l'air de famille qu'elle retrouvait chez cette étrange cliente, qui avait fait irruption dans sa boutique, était évident.

Après avoir acquiescé, Françoise proposa à cette cousine perdue de vue depuis si longtemps de l'attendre à la brasserie du coin de la rue, elle l'y rejoindrait rapidement, le temps de fermer la librairie.

 

Mathilde et Françoise passèrent la soirée à discuter, sans s'occuper de la fraîcheur qui tombait sur ces premières soirée d'été. Mathilde avait pris l'option de la franchise. Elle raconta à Françoise tout ce qu'elle avait découvert ces deux derniers jours ainsi que ses vagues souvenirs qui avaient refait surface.

Françoise était bavarde, elle ne se fit pas prier pour raconter l'histoire de sa famille. Contrairement à Mathilde elle avait toujours été très proche de son père à qui elle semblait vouer une admiration sans borne. Une fois de plus, Mathilde ressentit une pointe de jalousie. Arriverait-elle jamais à faire le deuil de sa relation avec son père ?

 

Roger n'avait pas caché à ses enfants les circonstances de la mort de son fils aîné, ni ses rancœurs insurmontables vis-à-vis de son frère. Effectivement, ce dernier, était très impliqué dans les mouvements anti-colonialistes. Comme Mathilde l'avait supposé, il avait rencontré Francis Jeanson dans le camp de Miranda de Ebro. Les deux hommes avaient lié une relation fraternelle. Roger lui, avait accompli le STO, pas par conviction , mais parce que la désobéissance n'était pas dans son caractère.

Dés ce moment, les relations entre les deux frères s'étaient quelque peu tendues. Roger savait que Francis Jeanson avait pris sa place dans le cœur du père de Mathilde.

Raymond était tout naturellement devenu porteur de valises dans le « réseau Jeanson ». Pas de façon assidue certes, souvent pour dépanner mais suffisamment pour que cela soit risqué. À cette époque Adrien était un jeune étudiant prometteur, mais trop idéaliste, selon son père. Il s'était dangereusement rapproché de cet oncle qu'il voyait comme un défenseur des libertés et des opprimés. Quand Roger avait appris que son fils avait participé à des réunions d'opposants à l'Algérie française, il en avait voulu à son frère d'entraîner le petit là dedans. Il n'avait cependant rien dit de peur de perdre son fils qui l'aurait traité de « sale bourgeois conservateur et fasciste ! ».

 

Lorsque Adrien avait fait partie des appelés pour cette étrange « mission de maintien de l'ordre » organisée par le pouvoir Français, la famille fut anéantie.

Les parents d'Adrien étaient atterrés de voir partir leurs fils pour une guerre qui ne les intéressait pas, car même si elle n'en portait pas le nom, ils pressentaient que c'en était tout de même bien une !

Pour Adrien, il était inconcevable de se battre contre des Algériens alors même, qu'idéologiquement, il épousait leur cause.

 

Avant son départ, Adrien disparaissait de plus en plus souvent en fin de journée et ne rentrait que tard la nuit. Son père se doutait qu'il se tramait quelque chose, d'autant plus que le jeune homme semblait avoir admis l'idée de partir pour Alger.

 

Roger n'avait découvert que beaucoup plus tard ce qui s'était passé. Son fils n'était pas mort dans une échauffourée de la bataille d'Alger. Profitant de sa venue dans la ville, son barda était truffé de lettres qu'il devait acheminer au FLN. Son manque d'expérience avait été fatal, il s'était très rapidement fait prendre par les autorités militaires. Considéré comme un traître à sa patrie, il avait été torturé. On ne saurait jamais qu'elles informations secrètes il avait révélées ou pas, mais après plusieurs années d'enquête Roger avait recueilli des témoignages terribles sur les derniers instant de vie d'Adrien.

À l'époque, la Grande Muette n'avait pas présenté les choses comme cela à la famille. C'était un soldat mort pendant un exercice, le corps avait mis longtemps a être rapatrié, le cercueil était scellé du fait d'une décomposition accélérée, leur avait on dit. Dans un premier temps, tout à leur chagrin, Roger et sa femme n'avaient pas contesté.

 

Raymond n'avait jamais voulu admettre auprès de son frère qu'il avait une responsabilité dans la mort d'Adrien. Ne serait-ce qu'une responsabilité morale. Il le soupçonnait même d'avoir entraîné le jeune homme dans tout ça pour se venger de leurs divergences durant la seconde guerre. Il signifiait par là, le manque de courage et de convictions de son frère.

Roger lui en voulait terriblement, car malgré ses activités très risquées il savait protéger sa femme et sa fille, la jeune Mathilde, mais n'avait pas fait cet effort avec son neveu.

 

Les deux frères ne s'étaient jamais réconciliés, le spectre d'Adrien resterait à jamais entre eux.

Roger avait suivi de loin les événements. À l'annonce dans les journaux, de la mort de Curiel, il savait que Raymond serait peut-être le prochain, il avait attendu ce moment qui n'était jamais venu.

 

Les deux cousines s'étaient quittées avec effusions se promettant de se voir à chaque fois que Mathilde rendrait visite à son père.

Elle rentra doucement vers son hôtel. La nuit était bien avancée, la circulation s'était réduite aux seuls noctambules, elle profita du calme pour assimiler tout ce qu'elle avait appris d'une vie en une seule soirée.

 

Elle avait découvert un homme qu'elle ne soupçonnait pas. Elle, qui l'avait toujours vu comme « un père tranquille », sans convictions, elle découvrait un homme, non seulement politisé, mais en plus largement dans l'action.

Et si au fond son attitude envers elle, n'avait été qu'un moyen de la protéger ?

Le lendemain, avant de rentrer chez elle, elle irait une dernière fois lui rendre visite à l'EHPAD. Il n'était pas question de l'absoudre de son manque de chaleur et de l'éducation psychorigide qu'il lui avait imposée mais peut-être, dans cette chambre qu'elle trouvait lugubre, elle verrait un autre homme.

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