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Mensonges

Michèle, Nathalie

Édition Les Confinés

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Chapitre 1 : Patrick

 

«  Souris, n’oublie pas de sourire  »

 

Aussi longtemps qu’il s’en souvienne, c’était sa devise , son mantra. Il avait toujours usé de son sourire, d’abord inconsciemment, puis de façon volontaire et ça marchait, auprès de ses éducateurs, de ses parents, de ses amis  , les filles elles-mêmes n’y résistaient pas. C’était une arme contre l’adversité et elle l’avait bien aidé dans sa vie parcourue d’embûches. Plus tard, de son cours de philo, il n’avait retenu qu’une seule

phrase «  Ce qui ne tue pas rend plus fort  » Cette phrase aussi, il l’avait faite sienne. 

 

Alors, aujourd’hui, c’est le jour de son mariage et la tête haute, il sourit. Il sourit à sa mère qui le regarde affectueusement, il sourit à sa sœur qui a traversé la France pour être son témoin, aux rares amis qu’ils ont invités. Sa femme affiche un visage radieux et passe d’un groupe à l’autre avec beaucoup d’aisance. Il ne l’avait pas vue aussi épanouie depuis longtemps. C’est elle qui avait désiré cette cérémonie . Certes il était indispensable qu’ils se marient pour mener à bien leur projet. Mais il aurait pu le faire sobrement avec deux témoins. Personne ne se serait offusqué, ils vivaient depuis si longtemps ensemble. Mais elle avait tellement insisté qu’il avait fini par céder. Il avait seulement imposé une limite aux invitations, leurs familles et leurs très proches amis. Bien entendu, il avait refusé catégoriquement l’église et la robe blanche.

 

Alors qu’elle virevolte de tables en tables dans sa jolie robe claire, il reste en retrait mais continue de sourire. On dit que certains voient leur vie défiler avant de mourir  , lui c’est pendant son mariage.

 

Il a cinq ans et sa sœur et lui attendent que leur famille d’accueil ait fini leur assiette pour passer à table. Ils n’ont pas le droit de prendre leur repas en même temps que le couple et leur deux enfants, ils sont trop mal élevés leur dit-on.

«  Allez ouste, Patrick et Sandrine, à table et surtout ne traînez pas, après vous filerez dans votre chambre» .

 

Il a sept ans, avec sa sœur, ils ont déjà changé deux fois de famille d'accueil. Ils voient leur mère une fois par mois quand elle ne manque pas le rendez-vous. Si c'est le matin, ça va  ! Ils passent une à deux heures dans les locaux de l'ASE avec elle et un éducateur veille. Si c'est en fin de journée, il y a peu de chance qu'elle vienne. Sandrine dit qu'elle aura déjà trop bu pour se souvenir qu'elle a des enfants. Il ne comprend pas très bien ce que cela veut dire, mais ça se vérifie presque à chaque fois.

 

Il a dix ans, tout va de travers. Quand il voit sa mère, il sourit parce qu'il n'a rien à lui raconter. Au fond, il ne sait pas pourquoi ils sont ici. Il sourit pour cacher sa gêne. Dans leur nouvelle famille d'accueil, il sourit aussi mais il a l'impression qu'il n'est encore assez entraîné タ chaque fois, c'est interprété comme un sourire narquois et les baffes pleuvent. Pourtant ce couple est souriant, en public, pendant les rendez-vous avec la maîtresse, avec les éducateurs..... Mais jamais entre les quatre mur de leur triste appartement.

 

Il a douze ans, il a déjà fugué plusieurs fois. Sa sœur semble accepter leur sort, lui n'y parvient pas. Il a souri au juge pour enfants mais cela n'a pas suffi. L'homme au discours bienveillant mais au regard autoritaire veut des explications, pas des sourires. Il ne peut pas en donner. Il est placé en foyer. Sandrine pleure mais rien n'y fait. Pour la première fois, ils sont séparés pour un temps indéfini.

 

Il a quatorze ans, il a gardé contact avec sa sœur. Il ne voit plus sa mère. Il n'a pas envie. C'est la première fois qu'il prend une décision et que les adultes la respectent. Le juge a dit  :  «  On verra plus tard. Si tu veux la revoir ce sera toujours possible  ».

Le foyer est à la fois rassurant et terrifiant.

Rassurant car ça ne ressemble pas à une «  famille  ». Terrifiant parce qu'on est jamais à l'abri d'une forme de violence. Certains ados sont des teignes, certains éducateurs aussi.

 

Il a seize ans, il entre au lycée malgré un parcours scolaire chaotique. Il a fait quelques efforts pour faire plaisir à sa sœur. Dans ses lettres, elle dit que l'école est le seul moyen pour eux de s'en sortir. Il ne comprend pas ce qu'elle entend par là, mais c'est la seule personne en qui il ait vraiment confiance. Elle voit encore leur mère mais se garde de lui raconter leurs entrevues. Cette année il fait une rencontre qui va changer sa vie. Il offre pour la première fois, en dehors de Sandrine, un sourire qui n'est pas factice. L'heureuse élue de cet événement qui n'en est un, que pour lui, c'est sa prof de français. Quand elle fait la présentation des thèmes à étudier dans l'année il a impression que pour la première fois on s'adresse à lui. La lecture de L’Enfant de Jules Vallès est une révélation. Il se rend compte que d’autres enfants ont souffert , peut-être encore plus que lui ou différemment  comme le héros du film de Louis Malle «  Au revoir les enfants ». Il participe à l’atelier- théâtre du lycée. Tout d’abord pour faire plaisir à sa professeure, il y trouve rapidement son compte. Il redresse les épaules, son sourire fait merveille. Il plaît, aussi bien aux filles qu’aux garçons. Mais c’est Cécile qu’il choisit. Elle est belle, douce mais très déterminée et d’origine presque aussi modeste que lui.

 

Un couple âgé s’approche de lui. Pour eux, il veut bien interrompre sa rêverie.

 

- Alors mon garçon, tu es heureux, c’est un beau jour. Regarde Cécile, comme elle est belle !

 

Il répond par un sourire, sincère celui-ci. Il leur doit tant à Jean-Pierre et Monique. Ce sont eux qui ont sorti sa mère de son alcoolisme, qui lui ont permis de refaire surface. Grâce à leur présence quotidienne, elle n’a pas replongé après sa dernière cure de désintoxication. Ils lui ont trouvé un travail dans l’école de Jean Pierre et elle a pu peu à peu reprendre contact avec lui. Les retrouvailles n’ont pas été faciles, la culpabilité d’un côté, la rancœur de l’autre mais ses anges gardiens ont fait tout leur possible pour arrondir les angles, en donnant des conseils bienveillants . Et si il est là aujourd’hui, si il est devenu un assistant social apprécié par tous, si il a une jolie maison, c’est en grande partie grâce à eux.

 

Le couple s’éloigne et il replonge dans le passé .

 

Il a dix neuf ans, et il entre à la fac de droit. Il veut devenir avocat ou juge pour enfants . Il lui faut peu de temps pour descendre de son nuage . Il découvre à quel point les autres étudiants sont bien plus à l’aise que lui, leur langage est plus élaboré, ils comprennent plus vite, ils connaissent toutes les ficelles pour retenir des pages entières d’articles de droit ou pour faire un brillant exposé. Leurs parents sont eux-mêmes avocats, cadres supérieurs , ou médecins . Ils se rendent à l’université dans leur propre véhicule et partent réviser dans leurs résidences secondaires. Lui, il travaille le soir et les week-end dans un supermarché pour financer ses études. Cécile est toujours à ses côtés, elle aussi complète sa bourse étudiante en aidant ses parents dans le petit bar qu’ils tiennent dans un quartier ouvrier. Elle mène de front ses études pour devenir kiné . Elle l’épaule du mieux qu’elle peut mais il se décourage et ne passe même pas ses examens de fin de première année. Sa vie d’enfant maltraité a laissé des séquelles. Il souffre d’insomnie, parfois sa peau se couvre d’urticaire.

 

Il a vingt ans, tout le monde pense qu'il a tout pour être heureux. Cécile le croit. Ils ont pris un studio. Ses petits boulots ne servent plus à payer ses études mais le loyer. Jean-Pierre et Monique sont entrés dans sa vie. Ce sont eux qui financent sa formation d'assistant social. Il veut que cela ne soit qu'un prêt, il a bien l'intention de les rembourser dés qu'il le pourra. Dans le studio il a bien du mal a cacher ses malaises à l'imperturbable et douce Cécile. Il ne sait pas si c'est lui qui est bon comédien ou elle qui ne veut pas voir que quelque chose ne tourne pas rond ! Le matin il part très tôt pour le centre de formation. Le soir après ses quelques heures au supermarché il traîne pour ne pas risquer de la trouver éveillée. Il rentre sur la pointe des pieds. Se douche longuement comme pour se laver des tourments qui lui collent à la peau. Il se glisse près de sa compagne, évitant de la toucher. Pour ne pas la réveiller ou parce qu'il en est incapable ?

Cécile ne se plaint jamais de son absence de désir manifeste. Il ne sait pas si elle même, n'a pas très envie de rapports plus charnels ou si elle fait semblant pour ne pas le perdre.

 

Il a vingt-trois ans et entame sa dernière année de formation. Sa vie est monotone, ponctuée d'insomnies et d'angoisses qu'il ne parvient à évacuer.

Cette année -là il rencontre Vincent, un formateur. Il a quarante ans, il est beau et sûr de lui. À la pause café, durant son cours, Vincent lui dit qu'il aimerait gratter et découvrir ce qu'il y a sous sa carapace. Invariablement, à ces mots, sa seule réponse est son plus beau sourire. Vincent le trouble, il pense souvent à lui, trop souvent. Ils commencent à se voir en dehors du centre de formation. Il l'attend à la sortie du supermarché. Ils vont boire un verre. Parfois ils marchent sans but dans les rues désertes à la tombée de la nuit. Il ne sait pas pourquoi Vincent s'intéresse à lui. Il est à la fois flatté et effrayé. Il n'a jamais eu de véritable ami. Il ne sait pas vraiment ce qu'est l'amitié. Il sait encore moins si c'est ce qui se noue avec Vincent. Il ne sait qu'une seule chose, il n'arrive plus à se passer de sa présence. À force d'entendre parler de lui, Cécile veut faire sa connaissance. Il tergiverse, il n'a pas très envie, il veut le garder pour lui.

Il n'a pas le choix, alors que Vincent l'attend, ils tombent nez à nez avec Cécile venue le chercher également. Ils dînent tous les trois. Cécile monopolise la conversation, étale leur bonheur de jeune couple. Il est gêné, il a envie de partir. Il ne bouge pas, il sourit à l'un et à l'autre en attendant que ce mauvais moment passe. En rentrant, Cécile déclare qu'elle n'aime pas cet homme. Elle met fin à une discussion même pas entamée par un « je ne le sens pas ce Vincent », sur un ton qu'il ne lui connaît pas. Ils se couchent en même temps, il ne peut pas repousser les approches de Cécile. Ils font l'amour mais pour y parvenir, c'est à Vincent qu'il pense.

Quand il en prend conscience, il est affolé et il se promet que cela ne se reproduira plus. Il s’éloigne de Vincent et se concentre sur ses examens de fin d’année.

 

La fête se termine. Ils prennent congé de leurs invités et se dirigent main dans la main vers leur voiture. Dès demain, ils pourront envoyer leur demande d’adoption à la DASS . On leur a bien fait comprendre qu’un couple marié avait beaucoup plus de chances de voir sa demande acceptée.

 

La maison qu’ils ont fait construire est à peine terminée, mais elle a fière allure. C’est leur revanche sur leur enfance et sur les années de galère. La famille, les amis, les voisins les citent en exemple, ils sont la preuve vivante que l’on peut échapper au déterminisme social. Avant de se coucher, ils rêvent ensemble à l’enfant qu’ils vont adopter, ils espèrent qu’il ne sera pas trop âgé même s’ils sont prêts à tout. On les a bien prévenus que lorsque l’on adoptait en France, il ne fallait pas s’attendre à un nouveau-né et que bien souvent les enfants étaient d’origine étrangère . Peu importe, ils se sentent capable de l’élever avec amour , ils vont sauver un malheureux qu’ils rendront heureux. Ils se sont mis d’accord pour ne pas entreprendre des démarches pour « acheter » un enfant dans un pays pauvre. Ils n’ont révélé leur projet à personne, même pas à la famille proche.

 

Patrick est soulagé de se retrouver seul , le film de sa vie peut à nouveau se dérouler. Ils ont chacun leur chambre depuis qu’ils se sont installés dans leur nouvelle et spacieuse maison , ils l’ont décidé sans même se concerter, c’était comme une évidence .Mais ils le dissimulent soigneusement quand ils ont des invités .

 

Malgré leurs frustrations réciproques, leur couple a tenu bon. Ils vivent en bonne intelligence comme frère et sœur. Ils ont tout misé sur leur réussite sociale. Cécile poursuit des études pour devenir ostéopathe. L’absence d’enfants chez un couple apparemment si uni intrigue. On leur demande souvent

- C’est pour quand , le bébé ?

Ils ont d’abord répondu «  Plus tard » puis «  nous sommes très bien comme ça »

A Jean- Pierre et Monique qui sont volontiers anticonformistes, ils expliquent qu’ils ne veulent pas obéir à la pression de la société. Le couple les encourage à choisir leur propre voie, d’ailleurs la planète est déjà surpeuplée.

 

Ses études terminées, Cécile ouvre son cabinet d’ostéopathie, c’est un succès, les patients affluent au point de rendre ses confrères envieux. Mais après une période d’euphorie, elle se rembrunit, elle devient agressive avec Patrick, elle finit par lui avouer qu’elle est rattrapée par le désir de maternité, il faut faire vite, elle a bientôt quarante ans. Il ne sait pas comment réagir face à cet aveu, pas question de concevoir un enfant de façon naturelle, pas question non plus de se mettre entre les mains de médecins qui vont enquêter sur leur sexualité. Ils sont dans l’impasse, incapables de se séparer tant leur deux vies sont mêlées, leur semble-t-il, de façon inextricable .

 

Cécile finit par trouver la solution : il vont adopter et si on leur pose des questions, elle répondra qu’elle ne supporterait pas d’être enceinte, elle assumera. Il accepte, soulagé de mettre fin aux souffrances de sa compagne. Il sait ce qu’il lui doit.

 

Pour lui, c’est comme une libération, il cède enfin à l’un de ses collègues qui le poursuit depuis longtemps . Il s’épanouit enfin, retrouve son sourire. Il a fini par adhérer au projet de Cécile, il se sent prêt à élever un enfant, à lui donner l’amour qu’il n’a pas eu.

 

Ce soir, il est marié, demain sans doute, il sera père mais il sait que bientôt , dans un mois, dans un an, peut-être deux, il mettra fin à ses mensonges.

 

 

 

 

Chapitre 2 : Cécile

 

« Dans la vie, il faut savoir ce qu'on veut ! »

 

Aussi longtemps qu'elle s'en souvienne, elle a toujours entendu cette phrase de la bouche de ses parents. Derrière le comptoir de leur modeste bar, ils concluaient ainsi les débats avec les clients. À la maison c'était la phrase rituelle à chaque étape importante de la vie de la famille. Enfant, elle avait subi cette devise, entendant derrière ces mots les nécessaires sacrifices pour un but qui ne la concernait pas. Puis en grandissant elle se l'était appropriée.

 

Alors, aujourd'hui, c'est le jour de son mariage et la tête haute, elle se dit qu'elle a ce qu'elle veut. Elle a tout fait pour l'avoir. Elle embrasse du regard l'assemblée, elle est fière qu'on puisse la voir si heureuse. Elle regarde ses parents serrés dans un coin, mal à l'aise, ils ont du mal à évoluer nonchalamment dans un milieu qui n'est pas le leur. Elle veut leur montrer qu'elle a mieux réussi qu'eux. Elle croise le regard de celui qui est enfin son mari. Il lui sourit. Elle sait que ce sourire cache des blessures et des non dits mais elle refuse d'y penser et de gâcher le bonheur de son grand jour. Elle ne doute pas qu'elle finira par obtenir ce qu'elle n'a pas encore. Certes, elle aurait aimé une plus belle cérémonie, elle rêvait d'un peu de faste pour épater la galerie. Elle avait du faire une croix sur l'église et la robe blanche. Patrick n'avait pas voulu céder sur ces deux points, arguant du ridicule de ce genre de mariage après avoir déjà vécu si longtemps ensemble. Ce mariage était l'aboutissement de la première partie de sa vie mais aussi le point de départ de la suite. Il était indispensable qu'ils se marient pour mener à bien leur projet.

 

Elle virevolte de tables en tables dans sa jolie robe claire, elle sait que Patrick la regarde. Elle a toujours su donner le change. Elle s'installe à la table des amis, elle fait semblant d'écouter les conversations. Elle savoure le moment en pensant au chemin parcouru.

 

Elle a cinq ans, ses parents se sont endettés pour acheter un bar miteux dans un quartier populaire. Ils n'ont pas de temps à consacrer à leur fille. Ils s'en désolent parfois mais pensent que plus tard, elle comprendra. Cet investissement c'est aussi pour elle, ce sera son héritage un jour. Depuis cette acquisition, elle reste, de plus en plus souvent seule dans le petit appartement au dessus du bar. Elle entend ses parents qui tentent de rafraîchir les lieux. Ils lessivent les murs noirs de nicotine, repeignent la façade décrépie, cirent le comptoir usé. L'appartement n'est pas en meilleur état mais il attendra, ils n'ont pas les moyens ! Quand ils la laissent comme ça, elle a peur mais elle ne le dit pas, elle sait déjà que cela ne servirait à rien.

 

Elle a neuf ans et c’est la meilleure élève de sa classe. Ses résultats surpassent ceux du fils du directeur et même ceux des jumelles, les filles du médecin communiste qui a tenu à ce que sa progéniture fréquente l’école du quartier. La plupart des parents un peu aisés ont inscrit, parfois à contre cœur, leurs enfants dans une école privée. Elle est brillante dans tous les domaines, elle comprend vite et bien. Ses instituteurs pensent qu’elle doit s’acharner le soir sur son travail pour compenser le handicap social et culturel. Il n’en est rien, elle exécute rapidement leçons et devoirs, expédie les travaux ménagers laissés par sa mère et se plante avec délice devant les jeux télévisés en attendant le retour de ses parents. Elle apprécie particulièrement «  Questions pour un champion » Elle aime cet esprit de compétition, il lui arrive même de trouver des réponses. Quand on la félicite pour son courage, elle laisse planer le doute .

 

Elle a dix ans, c’est sa dernière année d’école primaire. Sa maîtresse décide de convoquer ses parents, elle ne comprend pas pourquoi. Ses parents rechignent, ils n’ont pas de temps à perdre , elle obtient de bons résultats, que demander de plus ! Ils acceptent cependant le rendez-vous. Ils sont surpris par ce que leur révèle institutrice .

- Votre fille est vraiment douée. Vous devriez la mettre dans une classe bilingue, elle pourra intégrer un meilleure collège. Croyez moi, j’ai de l’expérience . Ce sera beaucoup mieux pour elle .

Pour la première fois, il regarde leur fille avec admiration. Ils suivent les conseils de la maîtresse.

 

Elle a onze ans et elle entre en sixième. Elle constate rapidement que ses nouvelles camarades de classe sont différentes. La plupart sont habillés avec des vêtements de marque, s’exprime avec un vocabulaire choisi. Le premier mois, elle est déconte. Rapidement elle s’adapte, elle les observe et modifie ses manières et son langage. Elle bannit les expressions familières utilisées par ses parents et soigne la syntaxe. Elle est toujours aussi brillante même si elle n’obtient plus systématiquement la meilleure note. Elle essaie d’améliorer sa façon de s ‘habiller mais c’est toujours un problème . Elle comprend bien que ses parents ne disposent pas du budget nécessaire pour dépenser pour une seule tenue l’argent prévu pour six mois. Elle a l’âge de donner un coup de main au bar, ils la récompensent de temps à autre en lui achetant la dernière paire de chaussures à la mode. Ses camarades la respectent mais ne l’intègrent pas, elle n’est jamais invitée et bien sûr elle n’invite jamais. Elle ne fait jamais allusion au métier de ses parents. Elle se sent un peu seule.

 

Elle a treize ans et pour la première fois, elle a ses règles. Sa mère la prend à part et s’adresse à elle avec solennité :

- Tu es une jeune fille maintenant. Méfie- toi des garçons, ils sont tous intéressés . Quand ils ont obtenu ce qu’ils veulent, ils te laissent tomber !

Elle ne comprend pas bien les propos de sa mère . Elle a l’intuition qu’ils ont un rapport avec la sexualité comme les plaisanteries qui fusent dans le café de ses parents. Eux-mêmes n’y font jamais allusion, ne s’embrassent jamais devant elle, ne se donnent jamais la main comme le font ceux de ses camarades . Quant aux garçons de sa classe, ils lui semblent bien inoffensifs. Pourquoi est-elle en danger ?

 

 

Elle a quatorze ans, elle supporte de plus en plus mal les soirées et les week-end à jouer à la serveuse modèle dans ce bar qu'elle trouve pouilleux. Tout ici lui semble hideux. Tout lui donne envie de vomir. Ah, il beau son héritage ! Elle voudrait y mettre le feu pour faire disparaître ces murs à la décoration ringarde, ces clients qu'elle trouve laids et vulgaires. Depuis quelques mois son corps a changé. Elle dissimule ses formes naissantes sous de grands chandails mais elle sent que le regard de certains clients sur elle, n'est plus le même.

Elle voit bien qu'au collège, elle n'intéresse pas particulièrement les garçons de son âge. Pourtant elle aimerait bien. Ils la voient comme une bonne élève. Mais dés les cours achevés, elle s'imagine transparente à leur yeux. Un soir, de rage, elle écrit en grosses lettres dans son journal intime : « Tous les pores de ma peau suintent la pauvreté, je pue la misère ! »

 

Elle a quinze ans, elle ne part pas en vacances. Pendant les deux mois d'été, elle aide au bar. Les jeunes de son âge ont déserté la ville. Elle traîne son ennui. Stéphane, un client régulier passe ses soirées à la dévisager. Elle a même cru sentir sa main effleurer ses fesses en repassant derrière le comptoir. Il a plus de trente ans, il travaille dans le garage au bout de la rue. Ses yeux d'un bleu délavé la mettent mal à l'aise mais lui procure quelques frissons qu'elle croit être de désir. Aux heures creuses de la journée, elle va à la bibliothèque. Elle veut être prête pour son entrée au lycée, en septembre. Stéphane l'attend souvent à la sortie et fait quelques pas avec elle. Il lui fait des petits cadeaux qu'elle cache dans sa chambre. Un bandana, un bracelet de pacotille, un petit poudrier, elle sent qu'elle devrait refuser mais ne le fait pas. Il lui propose de la retrouver un soir après la fermeture du bar. Elle fait le mur pour la première fois.

Stéphane l'emmène à la fête foraine de la ville voisine. Il a une voiture, elle se sent adulte. Il lui promet une soirée inoubliable, à lui faire tourner la tête. Après les manèges, le tire à la carabine et la barbe à papa, la fête tourne au cauchemar. Sur le chemin du retour, Stéphane s'arrête sur le bas côté. Il demande sa récompense. Elle ne comprend pas. Il se fait insistant, la serre dans ses bras et glisse la main sous sa petite jupe d'été. Il sent un mélange écœurant de bière, d'huile de moteur et de sueur. Elle a des hauts le cœur et pleure en silence. Déçu de ses réticences il l'abandonne sur le bord de la route. Les insultes pleuvent, il la traite de petite allumeuse. Lui demande ce qu'elle s'imaginait..... « tous ces petits cadeaux, tu ne croyais quand même pas que c'était juste pour tes beaux yeux ! Dans la vie, faut savoir ce qu'on veut !!! »

 

Elle a seize ans et maintenant elle sait ce qu'elle veut.

Elle entre au lycée. Cette année dans sa classe un garçon semble différent des autres. Son sourire est irrésistible mais ce n'est pas ce qu'elle voit en premier lieu chez lui. Elle sent qu'il vient comme elle d'un milieu modeste. Elle sent qu'ils peuvent s'épauler. Elle sent qu'il ne pourra lui faire du mal.

 

Mais assez rêvassé, il est temps de s’occuper de ses invités, ils vont commencer à se poser des questions. D’ailleurs, ça ne tarde pas . Son associé lui lance :

- Alors, jolie Cécile, tu pourrais être un peu plus bavarde , c’est le plus beau jour de ta vie !

- Justement, je savoure, répond-elle avec un sourire malicieux.

Elle se mêle de nouveau à la conversation. Jean Pierre et Monique, les grands amis de Patrick, presque ses parents adoptifs s’approchent d’elle et la félicitent :

- Comme tu es belle Cécile aujourd’hui, tu resplendis !

Elle les remercie chaleureusement. Elle sait qu’ils ont fait des efforts, les cérémonies, c’est loin d’être leur tasse de thé, ils préfèrent bricoler , jardiner ou refaire le monde , une bière à la main. Pour eux, Monique a mis une robe et Jean Pierre quitté son bermuda usé et ses sandales.

 

Insensiblement, elle repart dans sa rêverie.

 

Elle a dix huit ans, Patrick et elle sont en classe terminale. Elle est toujours aussi brillante alors qu’ il peine à atteindre la moyenne. Elle a remarqué qu’il se sentait plus à l’aise depuis que la professeure de français l’a pris sous son aile. Il a même du succès, sûrement parce qu’il semble mystérieux malgré son sourire et sa gentillesse. Elle fait en sorte qu’il la remarque, le croise aussi souvent qu’elle le peut. Ils deviennent amis, elle éclaircit pour lui les cours de maths. Ils deviennent inséparables. Leurs camarades les saluent d’un « Bonjour les amoureux » qui les plonge dans l’embarras . En effet, il ne se passe rien. Elle voudrait tout simplement qu’il la serre dans ses bras et qu’il l’embrasse. Elle se demande s’il tient à elle ou si il est seulement intéressé par l’aide qu’elle lui apporte. Alors, elle fait mine de s’éloigner, elle ne lui adresse plus la parole pendant des journées entières. Invariablement c’est lui qui revient avec son beau sourire. Ce petit jeu dure presque toute l’année. Elle décide de prendre les choses en main et fait les premiers pas, pendant qu’ils révisent, juste avant le bac. Ce n’est pas un amoureux fougueux comme on voit dans les films mais il est tendre et attentif. D’ailleurs, elle ne supporterait pas un homme assoiffé de sexe.

 

A dix neuf ans, leur bac en poche, mention passable pour lui, très bien pour elle, Ils commencent leurs études. Elle aurait voulu être médecin mais les études sont longues et coûteuses. Comme elle est réaliste, elle choisit d’être kiné, avec l’idée que ce n’est peut-être qu’une étape. Patrick est entré à la fac de droit, malgré ses conseils. Très vite, il décroche, abandonne et perd toute joie de vivre. Il faudra tout son amour et les conseils avisés de Jean Pierre et Monique pour qu’il refasse surface et se dirige vers une formation d’assistant social. Les années suivantes sont consacrées en grande partie aux études et ils s’installent sans en être conscients dans une vie de frère et sœur.

 

Elle a vingt ans, elle voit, elle sait que Patrick n'est pas heureux. La nuit il est tourmenté par des insomnies. Elle ne lui en parle pas. Elle ne veut pas prendre le risque de troubler l'harmonie qu'elle a trouvé pour elle. Elle se rend bien compte qu'elle aime Patrick pour la sécurité qu'il lui apporte mais pas pour ce qu'il est. Parfois elle voudrait lui dire que ce n'est pas la peine qu'il attende qu'elle dorme pour rentrer. Elle n'a jamais envie de faire l'amour. Les rares fois où cela se produit elle est obligée de faire un effort qui lui semble surhumain. Lui reviennent inlassablement les odeurs écœurantes de Stéphane la nuit d'été de ses quinze ans. Les rapports physiques la dégoûtent. Elle les imagine comme un tribu auquel les femmes sont soumises par les hommes. Patrick, lui, ne demande rien.

 

Elle a vingt-trois ans, pour la première fois, la vie qu'elle s'est tracée est menacée. Patrick évoque à tout propos un certain Vincent. C'est un professeur de sa dernière année de formation d'assistant social. Cécile n'est pas naïve, elle pressent que cette rencontre n'est pas qu'une simple amitié. Elle a tout, du début d'une histoire d'amour. Après avoir espéré que les choses se règlent d'elles-mêmes elle va forcer le destin. Personne ne la détournera du chemin qu'elle a balisé. Elle croit dur comme fer qu'aucun autre que Patrick n'accepterait une relation comme la leur. Elle veut voir ce Vincent. Patrick tergiverse, elle sent qu'il n'a pas envie de faire les présentations.

Qu'à cela ne tienne, elle va chercher son compagnon à la sortie du supermarché où il fait quelques heures pour payer le loyer de leur studio. Elle sait que celui qu'elle considère maintenant comme un ennemi sera là. Tout au long de la soirée, elle scrute cet homme, mais aussi les attitudes de son compagnon. Le plus douloureux est ce qu'elle décèle dans le regard de ce dernier. De l'amour ! Elle a surjoué le couple heureux. Elle veut que cet intrus s'efface de lui même devant leur bonheur. Qu'il se sente de trop. Ce soir là, elle force les choses. Ils font l'amour mais Cécile sait que Patrick ne pense pas à elle.

Cécile a peur que Vincent n'ait pas compris le message de leur soirée qui ressemblait plus à une mascarade qu'à un repas entre amis. Elle va voir Vincent. Elle lui dit qu'elle ne laissera jamais Patrick la quitter. Lui intime l'ordre de laisser son compagnon sinon elle révélera son homosexualité à ses employeurs.

Les liens entre les deux hommes se distendent petit à petit, elle ne sait pas que c'est avant tout la décision de Patrick qui affolé par ses sentiments pour un homme a choisi de s'éloigner.

 

La fête se termine. Ils prennent congé de leurs invités. Dans cette assemblée tout le monde la pense douce et déterminée. Déterminée, elle l'est. Douce, pas tant que ça. Au contraire, sa détermination l'a rendu dure. Dure car égoïste. Le bonheur des autres lui importe peu, seul le sien compte. Dès demain, ils pourront envoyer leur demande d'adoption à la DASS.

 

Dans leur belle maison, ils rêvent de l'enfant qu'ils vont accueillir. Ils projettent sur lui tous leurs fantasmes. Patrick a beaucoup souffert, enfant maltraité par la vie, il veut réparer cette enfance à travers un autre. Cécile veut offrir tout ce qu'elle n'a pas eu, des parents présents, un niveau de vie agréable. Leur enfant ne s'avilira pas avec des petits boulots minables pour payer ses études.

 

Cécile est soulagée de se retrouver seule, elle peut reprendre ses rêveries. Ils ont chacun leur chambre et c'est très bien ainsi. Cela fait plusieurs années qu'ils n'ont plus aucune relation sexuelle. Il y a de la tendresse mais l'aspect charnel s'est dissous dans leurs psychoses réciproques qui, elles, se sont enkystées. À tel point qu'ils sont physiquement incapables de pratiquer l'acte malgré leur désir d'enfant. Auprès de leur entourage, ils ont longtemps esquivé les questionnements. Disant toujours qu'ils avaient le temps, que ce n'était pas le bon moment. À Jean-Pierre et Monique ils ont tenu un discours plus engagé, arguant qu'ils ne voulaient pas obéir à la pression sociale. Cécile a bien vu qu'ils faisaient semblants d'être convaincus par leurs arguments. Ils voient plus de chose qu'ils ne laissent paraître. Ce couple, si proche les a souvent encouragés à « suivre leur propre voie ». Cécile s'est plus d'une fois demandée si il n'y avait pas un message subliminal derrière cet encouragement à la différence.

Mais pour Cécile, un seul adage compte : « Il faut savoir ce qu'on veut dans la vie ».

 

Ce soir, elle est mariée. Elle a ce qu'elle veut et a tout fait pour l'obtenir. Demain, sans doute, elle sera mère mais elle sait que bientôt, dans un an, peut-être deux ou même dix, sa vie parfaite mais factice explosera.

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